Literatūra ISSN 0258-0802 eISSN 1648-1143

2023, vol. 65(4), pp. 40–53 DOI: https://doi.org/10.15388/Litera.2023.65.4.4

De la prédominance de la langue française dans l’expressivité littéraire en Afrique francophone: cas de Wandi Bla! de Konan Roger Langui

Métou Kané
Département de Lettres Modernes
Centre de Poétique et d’Étude en Concepts et Langages (CPECL)
Laboratoire de Littératures et Écritures des Civilisations (LLITEC)
Université Félix Houphouët-Boigny – Abidjan, Côte d’Ivoire
E-mail : kanemetou79@gmail.com
https:// orcid.org/0000-0002-8806-0344

Résumé. Les langues s’équivalent dans la mesure où elles sont, par essence, perçues comme un moyen de communication au sein d’un groupe donné. Mais, cette fonctionnalité première ne constitue pas l’essence de notre réflexion. Elle est, certes importante, mais elle comporte un au-delà qui nous intéresse : la représentativité de la langue sur l’échiquier littéraire. Cette dernière nous semble cruciale car c’est bien elle qui, d’un point de vue analytique, concourt à créer une hiérarchisation entre les langues du monde. Cette renommée est nécessaire pour certaines cultures africaines assoiffées d’expressivité littéraire et dont les langues sont très souvent méconnues au niveau de la littérature mondiale. Et cela fonde leur incapacité à porter leur riche culture dans un processus de littérarisation accomplie. La langue baoulé souffre de cette carence. Ainsi, le baoulé, langue maternelle de Konan Roger Langui, peine à promouvoir l’Attoungblan. C’est ce qui explique le choix par le poète de la langue française comme langue d’écriture afin d’y parvenir. À l’évidence, la portée des langues conditionnent parfois le choix des écrivains Wandi Bla! en atteste. Par cette création poétique qui met l’oralité au service de l’écriture, l’œuvre revêt une dimension interculturelle.
Mots-clés: l’Attoungblan, le baoulé, le français, promouvoir, la littérature.

The Predominance of the French Language in Francophone African Literature: The Case of Konan Roger Langui’s Wandi Bla!

Abstract. Languages are equivalent in that they are, in essence, perceived as a means of communication within a given group. However, this primary functionality is not the essence of our thinking. It is, of course, important, but it includes a beyond that interests us: the representativeness of language on the literary chessboard. The latter seems crucial to us because, from an analytical point of view, it contributes to creating a hierarchy between the languages of the world. This fame is necessary for certain African cultures that thirst for literary expressiveness and whose languages are very often unknown at the level of world literature. And this is the basis of their inability to carry their rich culture into a process of accomplished literacy. The Baoulé language suffers from this deficiency. For example, Baoulé, Konan Roger Langui’s mother tongue, struggled to promote Attoungblan. This explains the poet’s choice of the French language as the language of writing in order to achieve this. This explains the poet’s choice of the French language as the language of writing in order to achieve this. Obviously, the scope of languages sometimes determines the choice of writers. Wandi Bla! attests to this. Through this poetic creation that puts orality at the service of writing, the work takes on an intercultural dimension.
Keywords: Attoungblan, Baoulé, French, promotion, literature.

Prancūzų kalbos dominavimas frankofoniškoje Afrikos literatūroje: Konano Roger Langui Wandi Bla! atvejis

Santrauka. Bet kokioje apibrėžtoje žmonių grupėje kalba atlieka savo pirminę komunikacinę funkciją, todėl šiuo atžvilgiu visos kalbos lygiavertės, ir jų tarpusavio santykis horizontalus. Žvelgiant į pasaulio literatūrą akivaizdžiai išryškėja kalbų hierarchija, nulemta jų tarptautinės reikšmės. Afrikos kultūroms ir literatūroms iškyla būtinybė atrasti savo vietą šioje hierarchijoje. Toks yra ir Attounbglan atvejis, kuriam atstovauja Dramblio Kaulo Kranto respublikos poetas Konan Roger Langui, kilęs iš baoulé etninės grupės. Jo gimtoji kalba nežinoma pasaulio literatūros šachmatų lentoje, todėl poetas savo kuriamai literatūrai pasirinko šalies oficialią prancūzų kalbą. Konano Roger Langui poezijoje vyrauja ne jo etninės grupės, bet prancūzų kalba. Kūrybos centre dominuoja Attoungblan atvejis, ir lyginant su rašymo kalba, žodinė gimtosios kalbos tradicija atsiduria hierarchiškai žemesnėje pozicijoje. Konano Roger Langui poezijos knyga Wandi Bla! tampa civilizacijų sambūvio ir tarpkultūrinio bendradarbiavimo vieta.
Reikšminiai žodžiai: Attoungblan, baoulé kalba, prancūzų kalba, skatinimas, literatūra.

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Received: 14/07/2023. Accepted: 07/11/2023
Copyright © Métou Kané. 2023. Published by Vilnius University Press
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Introduction

L’humanité retient que les territoires africains ont été, dans leur quasi-totalité, colonisés par des Européens qui leur ont imposé leur modèle d’organisation, lui-même, inculqué à travers la langue. Ainsi, pour de nombreux États africains, la langue du colon est retenue comme langue officielle au détriment des langues locales. L’accession à l’indépendance a consolidé ce statut de la langue coloniale dans la communication écrite et orale nationale. Du coup, la langue du colon s’est positionnée comme langue majeure, principal moyen d’expression littéraire et artistique. En Afrique donc, la question linguistique est indissociable du passé colonial. L’écriture littéraire obéît à cette dynamique de consécration linguistique.

Cela dit, l’on assiste, de plus en plus, à une incorporation des langues locales, langues maternelles des écrivains, aux textes écrits en langues officielles. Ce constat est palpable dans la poésie ivoirienne post-indépendantiste, pour laquelle le français est, à la fois, langue officielle et celle de la littérature. En témoigne, entre autres, l’œuvre poétique intitulée Wandi Bla!1 de Konan Roger Langui. Originaire du Tiébissou, ville du Centre de la Côte d’Ivoire, Langui est un poète ivoirien du XXIè siècle et appartient à l’ethnie Baoulé. Son écriture poétique repose sur un style qui participe d’un nivellement linguistique.

Cependant, le baoulé, langue parlée en Côte d’Ivoire, ne dispose pas encore d’une notoriété littéraire mondiale. La question est donc de savoir le mécanisme par lequel Langui adosse au français; langue littéraire par excellence, sa langue maternelle – le baoulé – méconnue du public littéraire non-ivoirien, pour promouvoir sa culture. En d’autres termes, son écriture poétique ne conforte-t-elle pas la prédominance de la langue française?

Au moyen de la critique stylistique et de la sociocritique, nous éluciderons cette stratégie languienne consistant à utiliser la langue française comme garantie littéraire de sa langue baoulé et de s culture, dans un univers concurrentiel et enrichissant à la fois. Sur de telles bases, notre réflexion s’articulera autour de trois axes majeurs dont la littérature africaine et le diktat des langues coloniales ; le manque de codification et la consécration de la langue française; sans oublier le français comme un vecteur interculturel dans l’espace africain et mondial.

1. La littérature africaine et le diktat des langues coloniales

Sur le territoire du continent africain, rares sont les pays qui se sont dotés de langues nationales à côté de la langue officielle; langue de l’ancienne puissance colonisatrice. D’une part, ceux des États qui l’ont réussi, n’ont, par ailleurs imposé leur langue comme langue littéraire de portée nationale a fortiori internationale. Dans un tel contexte, la quasi-totalité des littératures du continent africain s’exprime au moyen de la langue officielle; une langue de legs colonial. Du coup, il convient de mener une réflexion sur l’essence même de langue et de son apport à la littérature africaine.

1.1. La langue: approches conceptuelles et enjeux

D’un point de vue général, les langues s’équivalent par leur essence. Au sein d’une communauté d’individus – un groupe ethnique, une tribu, un clan – la langue est une institution sociale qui permet de communauté à l’expression de sa pensée. La langue, en tant que patrimoine social, est le canal par lequel l’écrivain communique au monde ses émotions et ses perceptions. Ainsi, à l’instar des autres membres de la société, il se présente comme un usager de la langue comme l’affirme Roland Barthes:

L’écrivain n’y puise rien, à la lettre : la langue est plutôt pour lui comme une ligne dont la transgression désignera peut-être une surnature du langage : elle est l’aire d’une action, la définition et l’attente d’un possible. Elle n’est pas le lieu d’un engagement social, mais seulement un réflexe sans choix, la propriété indivisée des hommes et non pas les écrivains ; elle reste en dehors du rituel des Lettres ; c’est un objet social par définition (Barthes, 1972, p.15).

Il ressort de ce qui précède que langue, déjà établie, est exploitée par l’écrivain pour les besoins de son activité: l’écriture, mieux la littérature. Comme Barthes, Edmond Cros aborde la question de la langue, mais, cette fois-ci, en mettant l’accent sur le mécanisme par lequel l’individu intègre cette langue en tant qu’objet social. À cet effet, écrit-il:

Le concept de langue est une abstraction qui n’a d’existence que pour l’historien. L’individu n’enregistre pas passivement une langue mais une multiplicité de discours qui sont assimilés essentiellement dans les contextes d’énonciation et avec leur mutabilités potentielles, étroitement dépendantes de la situation de communication qui les véhicule, et leur confère par là-même leur valeur sociale et idéologique (Cros, 2005, p.21).

Sur l’acception de la notion de langue, Roland Barthes et Edmond Cros se rejoignent en admettant, chacun, la dimension sociale de cette dernière. Cette convergence sémantique qu’ils ont de la langue; à savoir une caractéristique sociale, nous fonde à dire que les langues, à l’origine, entretiennent des rapports d’horizontalité au regard de leur utilité première. Fort de cela, il ne serait pas exagéré de parler de langues locales et maternelles africaines. Cependant, si ces langues locales africaines n’ont pas cessé d’exister; leur existence est, toutefois, restée au stade de l’oralité tout comme elles l’avaient été dans la période pré-coloniale. En clair, ces langues locales; langues maternelles ou paternelles, selon les circonstances, sont demeurées des langues non formalisées, immatérielles ; des langues sans aucune graphie. En conséquence, elles sont, pour la plus part, impossibles de porter le faire littéraire. L’ethnologue et historien malien Amadou Hampâté Bâ semble élucider les fondements de cette posture africaine:

La connaissance africaine est une connaissance globale, une connaissance vivante, et c’est pourquoi les vieillards qui en sont les derniers dépositaires peuvent être comparés à de véritables bibliothèques dont les multiples rayons sont reliés entre eux par d’invisibles liens qui constituent précisément cette « science de l’invisible », authentifiée par les chaînes de transmission initiatique (Bâ, 1972, p.26).

Hampâté Bâ reconnaît ainsi la prépondérance de la parole et de la mémoire dans la chaîne de transmission des savoirs dans les sociétés traditionnelles africaines. Or la parole est immatérielle, autant que la mémoire est faillible. Ces caractéristiques cumulées – l’immatérialité de la parole et la faillibilité de la mémoire – augurent une équation sous-jacente qui réside dans la conservation de la pensée. Dans cet ordre, il se pose la problématique de la fiabilité de cette littéraire à léguer à la postérité; d’où la pertinence à explorer la voie de l’écriture. C’est ce qui explique, en partie, la nécessité pour les littérateurs africains de se tourner vers les langues codifiées qui se trouvent être des héritages coloniaux. Ces langues aux graphies déjà structurées et mondialement accessibles sont, de ce point de vue, capables de porter leurs créations littéraires. Du coup, l’un des défis majeurs des linguistes et littéraires africains demeure entier: la codification des langues locales.

1.2. De l’intrusion de la langue française ou la chasse aux langues locales africaines

Le manque de codification des langues locales africaines tire ses origines de deux facteurs conjugués: l’action répressive du colon et le complexe d’infériorité. Dans les premiers moments qui ont suivi la conquête coloniale, les colons ont instauré leur école. Obligeant, par la même occasion, les indigènes conquis à y inscrire leurs enfants. Amadou Hampâté Bâ se souvient des tractions qui ont prévalu lorsqu’il s’est agi de l’inscrire à l’école coloniale:

À l’époque, les commandants de cercle avaient trois secteurs à alimenter par le biais de l’école : le secteur public, … ; le secteur militaire, … enfin le secteur domestique. Le quota annuel à fournir pour les deux premiers secteurs était fixé par le gouverneur du territoire ; les commandants de cercle exécutaient la commande en indiquant aux chefs de canton et aux chefs traditionnels combien d’enfants il fallait réquisitionner pour l’école. […] C’est dire avec quelle jubilation, dès la fin de la réunion des chefs de quartier, Koniba Kondala se précipita chez Beydari pour lui annoncer, la mine réjouie, que ses deux pupilles Hammadoun Hampâté et Amadou Hampâté étaient désignés pour aller à l’école des Blancs (Bâ, 2007, pp. 257-261).

Ces injonctions de l’administration coloniale étaient couplées avec un mécanisme répressif mis en place en vue de contrer la pérennisation des procédés initiatiques traditionnels et, du même coup, des langues locales. Des méthodes parfois humiliantes ont été utilisées afin de décourager tous réfractaires aux mesures mises en place pour la vulgarisation de la langue française:

L’école coloniale a donc d’abord commencé par combattre l’école traditionnelle africaine et à pourchasser les détenteurs des connaissances traditionnelles. C’était l’époque où tout guérisseur était jeté en prison comme « charlatan » ou pour « exercice illégal de la médecine » … C’était aussi l’époque où l’on empêchait les enfants de parler langue maternelle, afin de les soustraire aux influences traditionnelles. À telle enseigne qu’à l’école, l’enfant qui était surpris en train de parler sa langue maternelle voyait affublé d’une planchette appelée « symbole » sur laquelle était dessinée une tête d’âne, et se voyait privé de déjeuner… (Bâ, 1972, pp.26-27).

La première vague de lettrés africains; ces alphabétisés de l’école coloniale forment deux grandes tendances. La première de ces deux jugeant inutile de s’attaquer au système colonial qu’ils qualifient de porteur d’espoirs, optent pour le maintien de la langue coloniale comme langue officielle et, par-là, celle de l’éducation et de la littérature. Quant à la seconde tendance, elle est constituée de personnes réfractaires à l’encensement des acquis coloniaux; en l’occurrence la langue et pour ce faire, elles militent pour une identité linguistique propre aux peuples africains colonisés. Un choix qui implique la codification des langues locales ou, si l’on veut, les langues maternelles. Le Sénégalais Cheick Anta Diop est de cette tendance lorsqu’il affirme:

On ne saurait avoir d’autres langues de culture que celle de l’Europe qui ont déjà fait leurs preuves …et qu’elles sont déjà universelles. Ce groupe qui comprend des variantes est plus intéressant à analyser parce qu’il contient les individus les plus atteints de l’aliénation culturelle. […] Leur attitude – lorsqu’ils sont sincères – provient d’une cécité culturelle ou de leur incapacité à proposer des solutions concrètes, valables, aux problèmes qu’il faut résoudre pour que l’assimilation cesse d’être une nécessité apparente…; on nie alors l’existence. Cette attitude n’est, au fond, qu’un piétinement dangereux car elle donne l’illusion de la marche en avant à pas de géant ; elle masque la tendance à déprécier tout ce qui émane de nous. Le poison culturel savamment inoculé dès la tendre enfance, est devenu partie intégrante de notre substance et se manifeste dans tous nos jugements (Diop, 1979, p. 15).

Les sympathisants du colonialisme ont un avantage certain. C’est bien de leur rang que sortent les premiers dirigeants à l’accession à l’indépendance. La traque des langues maternelles africaines se poursuit dans les écoles primaires. En d’autres termes, les mesures coloniales persistent à l’époque des indépendances. Ils sont rares les États africaines qui se sont affranchis réellement des mesures initiées par l’administration coloniale.

2. Du manque de codification à la consécration de la langue française

Des approches scientifiques aux stratagèmes politiques, les Français ont usé de tous les moyens pour s’émanciper des autres langues dominantes et asseoir leur autonomie linguistique. Une fois en conquérants en Afrique, leur projet a été d’anéantir toutes velléités de concurrences des langues locales. Dans ces conditions, il n’était plus question d’imaginer une quelconque codification ou de la formalisation des langues locales en Afrique. Les propos de Malien Amadou Hampâté Bâ sont, à cet effet, évocateurs:

Jadis, cette connaissance se transmettait régulièrement de génération en génération, par les rites d’initiation et par les différentes formes d’éducation traditionnelle. Cette transmission régulière s’est trouvée interrompue du fait d’une action extérieure, extra-africaine: l’impact de la colonisation. Celle-ci, venant avec sa supériorité technologique, avec ses méthodes et son idéal de vie propre, a tout fait pour substituer sa propre façon de vivre à celle des Africains. Comme on ne sème jamais dans la jachère, les puissances coloniales ont été obligées de « défricher » la tradition africaine pour y planter leur propre tradition (Bâ, 1972, p.26).

Il clair, par ce témoignage, que l’enjeu, pour l’administration coloniale française, n’était pas de promouvoir les langues locales. Leur codification, de ce point de vue, apparaissait comme un vœu pieux qui ne devrait son existence que dans les seuls rêves des certains Africains.

2.1. Des initiatives linguistiques peu soutenues à la résignation

Le cheminement qu’a suivi le peuple français pour qu’advienne leur langue n’est certainement pas le meilleur modèle. Cela dit, si nous l’avons rappelé, c’est surtout à cause du rapport étroit entre la Métropole française et ses territoires colonisés. Autant la colonisation avait imposé la langue française, autant l’indépendance devrait sonner le glas d’une révolution linguistique comme pour faire corps avec une affirmation de Roland Barthes:

Il y a dans toute écriture présente une double postulation : il y a le mouvement d’une rupture et celui d’un avènement, il y a le dessin même de toute situation révolutionnaire, dont l’ambiguïté fondamentale est qu’il faut que la Révolution puise dans ce qu’elle veut détruire l’image même de ce qu’elle veut posséder (Barthes, 1972, p.67).

Il aurait fallu avoir donc du courage. Prendre à bras le corps la question linguistique dans un sursaut de patriotisme pour arriver à mettre ces langues qui seraient capables, non pas de concurrencer celles déjà établies, mais de porter les littératures africaines. Malheureusement, sur la question, les Africains, ayant été à l’école européenne, ont pour la plus part failli. Laissant peser le sentiment qu’affirmer son indépendance linguistique par la codification de langues, soient-elles locales ou pas, était un sacrilège. Au final, l’Afrique ne dispose pas de langues qui aient pu s’imposer dans le monde littéraire ; c’est-à-dire des langues littérairement viables. Les initiatives n’ont pas manqué pour autant. Les motifs qui les sous-tendaient étaient clairs à en croire Amadou Hampâté Bâ:

Il s’agissait pour moi d’aider l’Afrique à préserver et à développer sa propre personnalité, et de lui permettre de parler d’elle-même. Il appartient en effet aux Africains de parler de l’Afrique aux étrangers, et non aux étrangers, si savants soient-ils, de parler de l’Afrique aux Africains. Comme le dit un proverbe malien: « Quand une chèvre est présente, on ne peut bêler à sa place ! » Trop souvent, en effet, on nous prête des intentions qui ne sont pas les nôtres, on interprète nos coutumes ou nos traditions en fonction d’une logique qui, sans cesser d’être logique, n’en est pas une chez nous. Les différences de psychologie et d’entendement faussent les interprétations nées de l’extérieur (Bâ, 1972, p.31-32).

Ces propos, ci-dessus, attestent de la noblesse de la mission assignée au projet de l’affirmation linguistique. Conformément à cette vision, de nombreuses initiatives verront le jour. Qu’il nous soit permis d’en rappeler quelques-unes dans la sous-région ouest-africaine. L’exemple des Sénégalais en est une illustration parfaite:

Le Sénégal est allé de l’avant en décidant que les langues africaines seraient désormais enseignées à l’université. Certains linguistes africains qui ont reçu une formation scientifique occidentale, tels que Paté Diagne et Alfa Soo, pour n’en citer que ces deux, ont à cœur de travailler dans cette direction et ont déjà accompli d’importants travaux. De mon côté, j’ai fait publier par l’Unesco un conte initiatique peul (conte ésotérique), comportant à la fois la version originale peule (dans l’alphabet uniformisé) et la traduction française (Ibid., p.33).

L’exemple sénégalais ne constitue pas un cas isolé. Dans le cas sénégalais, il est possible de parler d’un faisceau de satisfaction car le wolof s’est positionné, après le français, comme une langue nationale au Sénégal. Toutefois, cette langue locale imposée au détriment d’autres langues comme le peulh, le sérère, le diola, et bien d’autres, connote le courage des hommes politiques sénégalais et de leurs orientations politiques. L’initiative sénégalaise devrait servir de point de départ d’une dynamique sous régionale. Malheureusement, les autres pays, pour la plus part, n’ont pu suivre le mouvement. Dans l’espace de la Communauté Économique Des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), les pays francophones constituent les mauvais élèves en la matière. La détermination sénégalaise a eu un écho au Mali. Ainsi, à l’instar du Sénégal, le Mali s’est essayé à la formalisation de langues locales. Le projet porté par ne manquait pas d’ambition. À cet effet, l’ethnologue et historien malien, Amadou Hampâté Bâ affirme:

Si j’ai fait porter tous mes efforts sur la sauvegarde de la langue peule en particulier et des langues africaines en général, c’est précisément pour éviter cette dépersonnalisation. Non pas par chauvinisme, mais parce que la beauté d’un tapis vient de la variété de ses couleurs. Ainsi en va-t-il de l’Humanité (Ibid., p.34).

Nous relevons un constat d’échec. En d’autres termes, ces initiatives ont, toutes, échouées. Qu’il s’agisse du Sénégal ou du Mali, aucun des langues locales promues n’a été à la mesure de concurrencer ou d’évincer le français. Par exemple, le wolof demeure une langue partagée par les Sénégalais et méconnue du monde littéraire; tout comme le bambara au Mali reste calfeutré à l’intérieur des frontières maliennes. Au regard de cette lacune, nous parlons d’utopie d’une affirmation linguistique. Et nous entendons par utopie d’une affirmation linguistique, l’incapacité de l’élite africaine à proposer des langues capables d’exprimer les littératures de l’Afrique. Entendu par-là, des langues écrites par lesquelles les écrivains pourraient extérioriser leurs pulsions littéraires.

La langue est un vecteur, un moteur qui permet de véhiculer la culture dont la littérature n’exprime qu’une partie. Certains Africains en sont conscients et œuvrent, pour ce faire, à donner au continent des identités linguistiques propres qui puisent leur essence dans les ethnies et les tribus de l’Afrique. Cela dit, leurs efforts n’ont pu produire les effets escomptés en raison de visions opposées ayant conduit à des comportements contradictoires. En effet, certains parmi les élites que nous pouvons qualifiées d’érudits, qui mieux sont devenues des personnalités de haut rang, ont, par leur attitude, fragiliser le projet linguistique. Léopold Sédar Senghor est de ceux-là qui ont contribué à saper la volonté affichée de donner à l’Afrique une âme linguistique littérairement exploitable. Ses propos, à cet effet, sont édifiants:

On me le pardonnera. Car je sais ses ressources pour l’avoir goûté, mâché, enseigné, et qu’il est la langue des dieux. Ecoutez donc Corneille, Lautréamont, Rimbaud, Péguy et Claudel, Ecoutez le grand Hugo. Le français, ce sont les grands orgues qui se prêtent à tous les timbres, à tous les effets, des douceurs les plus suaves aux fulgurances de l’orage. Il est, tout à tour ou en même temps, flûte, hautbois, trompette, tam-tam et même canon. Et puis le français nous a fait don de ses mots abstraits – si rares dans nos langues maternelles –, où les larmes se font pierres précieuses. Chez nous, les mots sont naturellement nimbés d’un halo de sève et de sang; les mots du français rayonnent de mille feux, comme des diamants. Des fusées qui éclairent notre nuit (Senghor, 1991, p.172).

Les sons discordants produisant des conséquences néfastes ont fini par plomber les efforts des plus engagés. Face à cette situation, l’Afrique se résigne à rester l’un des plus grands usagers de langues étrangères ; français, anglais, espagnol, entre autres. Corroborant ainsi ce que nous avons qualifié plus haut d’utopie le projet d’une affirmation linguistique. Du coup la littérature africaine, d’Est en Ouest, du Nord au Sud, en passant par le Centre, n’est perceptible, pour ne pas dire lisible, qu’à la lumière de ces langues dites étrangères. Ce qui signifie que ces langues étrangères, langues héritées de la colonisation, sont les langues dominantes de la sphère littéraire en Afrique.

2.2. La naissance d’une littérature africaine d’expression française

Le constat est clair. L’élite scolarisée du continent africain a peiné à s’accorder sur une approche commune qui permettrait aux langues locales de promouvoir les littératures de l’Afrique. De fait, la tradition orale et son immense richesse culturelle comme l’Attoungblan sont restées encastrées dans les seules limites de l’oralité en laquelle Maurice Delafosse reconnaît déjà des attributs littéraires:

La littérature orale traditionnelle sera…plus sociale que métaphysique. Les devinettes, les cas de conscience, les proverbes, les légendes, la fable, la satire ou la rhapsodie à la harpe constituent autant d’occasion aussi nombreuses que variées, de se retremper entièrement…dans les grands thèmes immémoriaux du clan et de la tribu, et de se revivifier à ces puissants et intarissables sources grâce à l’unité harmonieuse de comportement et au caractère collectif de chaque individu (Delafosse, 1925, p.87).

Promouvoir une telle littérature devient une nécessité qui imposait de faire un choix audacieux en matière linguistique. De toute évidence, les langues locales, langues circonscrites et méconnues, se voient sacrifiées sur l’autel de langues dites majeures et aptes à consolider le processus de littérarisation. Dès lors, la riche culture africaine ne se donne comme canal d’expression que la langue héritée de la colonisation. De manière précise et pour les besoins de cette étude, nous nous intéresserons à la langue française. Cette langue est la langue officielle de la Cote d’Ivoire. En plus, l’auteur qui nous intéresse n’est autre que Konan Roger Langui, lui-même, poète ivoirien de la période post-indépendantiste et un contemporain.

Dans son pays, la Côte d’Ivoire, comme dans bien d’autres pays d’Afrique francophone, la métamorphose inéluctable pour la valorisation des langues du continent africain n’a pu avoir lieu parce que l’intelligentsia sensée mener les actions scientifiques idoines s’est fissurée en blocs antagonistes; provoquant, à terme, l’échec d’une approche coordonnée. Cet échec porte la marque d’un complexe d’infériorité. Au bout du compte, les langues locales du continent demeurent des langues littérairement inféodées aux langues héritées de la colonisation, notamment le français dont fait usage Konan Roger Langui dans son œuvre poétique Wandi Bla!. Ce qui signifie que ces langues étrangères, langues héritées de la colonisation, sont les langues dominantes de la sphère littéraire en Afrique. Qu’à cela ne tienne, l’usage des langues étrangères par les écrivains africains porte, dans une certaine mesure, une dimension interculturelle.

3. Le français ; une langue de littérarisation en Afrique: un pont entre les cultures

Les intellectuels africains n’ont pu s’accorder sur une position commune quant à la résolution de l’équation linguistique. Comme conséquence logique de cette difficulté, les langues africaines sont demeurées, pour nombre d’entre elles, des langues non-immatriculées. Par-là même, littérairement inexploitable pour la promotion des richesses culturelles du continent. Ce qui, pour nous, donne un sens aux propos de Pascale lorsqu’elle affirme:

La transmutation littéraire est assurée par le passage de la frontière magique qui fait accéder un texte écrit dans une langue peu ou non littéraire, c’est-à-dire inexistante ou non reconnue sur le « marché verbale », à une langue littéraire. C’est pourquoi je définis ici comme littérarisation toute opération – traduction, auto-traduction, transcription, écriture directe dans la langue dominante – par laquelle un texte venu d’une contrée démunie littérairement parvient à s’imposer comme littérature auprès des instances légitimes (Casanova, 1999, pp. 202-203).

En parcourant les pages de Wandi Bla!, nous pouvons lire: « AN ME WANDI BLA! » (Langui, 2014, p.19). Le poète énonce une expression en baoulé, sa langue maternelle. Conscient du fait que cette langue a un auditoire limité, il prend le soin de lui adjoindre une traduction en langue française – « ACCOUREZ » (Ibid., p.19) – en vue d’atteindre un lectorat plus large. Cette auto-traduction atteste, de ce point de vue, que le poète a conscience des limites du baoulé, sa langue maternelle. À cet instant précis, le français prime pour la simple raison que cette langue est, au plan littéraire mondial, plus représentative que le baoulé.

3.1. La langue française; canal d’expressivité littéraire de la culture du Baoulé

Konan Roger Langui est un poète ivoirien et originaire de Tiébissou. Il appartient à l’ethnie Baoulé, un sous-groupe du peuple Akan. Sa poésie est tributaire de la tradition orale baoulé. Ce tribut est perceptible par l’usage poétique qu’il fait de l’Attoungblan. Le message tambouriné n’est pas un message écrit vulgaire ni profane. C’est plutôt un message transcodé et sacré. À cet effet, il se veut une communication au moyen de codes. Déjà à ce stade, l’Attoungblan laisse entrevoir des indices de littérarité qui nous fondent à penser que la culture du peuple Baoulé est, d’un point de vue littéraire, nantie. Mais, la langue baoulé, méconnue sur le plan littéraire, ne peut en faire la promotion. L’absence de formalisation résonne comme la cause principale de cet état de fait selon Bernard Zadi:

Nulle part, chez nous, en Afrique, l’écriture – quand elle existait – n’a acquis un caractère de masse. Elle n’a toujours été qu’à une élite minoritaire. C’est dire que l’immense savoir de notre peuple n’a été consigné que rarement dans des ouvrages. Il s’agit bien du savoir au cours des siècles par nos vieilles sociétés de l’époque précoloniale (Zadi, 1977, p.120).

Ainsi, les générations se sont succédé sans pour autant que soit abordée avec détermination la problématique de codification des langues locales africaines en littérature. Elles ne sont donc pas des langues écrites encore moins des langues d’écriture. Toutefois, elles restent actives sur la chaîne de communication orale à l’intérieur des frontières du pays. En Côte d’Ivoire, toutes les langues – Koyaka, Bété, Sénoufo, Ébrié, Guéré, Yacouba, pour ne citer que celles-là – des ethnies ivoiriennes connaissent le même sort. Ce qui, à leur désavantage, limite leur portée littéraire au territoire de la tribu, du clan ou de l’ethnie. En clair, le champ d’action de ce canal d’expression est restreint et ne peut envisager pour agréer une mission aussi noble que celle que s’assigne le poète; à savoir promouvoir le legs culturel au moyen de la littérature. Sur de telles bases, afficher la culture sa tribu afin qu’elle soit vue et sue des autres, dans une logique littéraire, impose de faire le choix d’une langue ayant un écho international. La langue française apprise depuis la tendre enfance devient, à cet effet pour Konan Roger Langui, le moyen privilégié pour extérioriser la culture de son groupe ethnique : le peuple Baoulé. Il s’agit d’un choix réaliste qui permet au poète de promouvoir sa culture. Dans le même ordre, son choix consacre la prédominance de la langue française dans l’expressivité littéraire de la culture Baoulé. De facto, sa langue maternelle se voit reléguée. L’extrait qui suit en est une illustration parfaite:

À tous ceux qui fuient les terres en feu
À tous ceux qui fuient la folie des hommes
À tous ceux que la haine débusque
À tous ceux qui s’accrochent à l’espoir,
au droit de vivre …
Mais à tous ceux qui préfèrent au droit de
haïr, le droit d’aimer
davantage …
 – Voici l’arène de l’Attoungblan!
(Langui, 2014, p.9)

Konan Roger Langui est un poète ivoirien et originaire de Tiébissou. Il appartient à l’ethnie Baoulé, un sous-groupe du peuple Akan. Sa poésie est tributaire de la tradition baoulé. Toute chose que nous révèle d’entrée l’extrait ci-dessus qui constitue la première strophe de l’œuvre. Il consacre une place primordiale que le poète accorde à l’Attoungblan. Un tel choix impose de se poser la question de savoir ce qu’est l’Attoungblan. Konan Roger Langui, lui-même, nous en donne une acception dans son œuvre poétique intitulée Manka talèbou ou Chant rituel pour l’Afrique2: « Tam-tam parleur Akan (Côte d’Ivoire) ». (Langui, 2010, p.13). Cette acception invite à plus de clarification. Le terme « tam-tam parleur » montre déjà la symbolique que revêt l’instrument dans la culture du peuple Baoulé. L’Attoungblan est un instrument traditionnel du groupe Akan dont le Baoulé représente un sous-groupe. Il sert de moyen de communication et obéît à une fonctionnalité atypique. Une personne, initiée à cet effet, est chargée de battre ce tambour pour porter le message du Roi. Les initiés de la même trempe que le batteur décodent le message et le peuple en est, à son tour, informé. Cela signifie que le processus implique un encodage – le travail du batteur, et un décodage, celui des initiés. Si nous comparons ce processus à la critique poétique, il est possible de trouver des équivalences. À cet effet, ce que fait le batteur de l’Attoungblan est similaire au travail création du poète écrivant son œuvre. Tandis que le décryptage opéré par les initiés est semblable à l’analyse poétique opérée par les critiques littéraires. De la sorte, lorsque le poète Konan Roger Langui écrit – Voici l’arène de l’Attoungblan! – il affirme implicitement que sa poésie est inspirée de l’Attoungblan et est, par ricochet, tributaire de la tradition orale baoulé. Il met ainsi l’Attoungblan et la poésie sur même pied d’égalité. Pour être plus exact, l’Attoungblan, pour Langui, est ainsi créateur de poésie. Du coup, son écriture poétique se veut une interaction entre la tradition orale baoulé et la poésie dans sa version française. Il met ainsi l’oralité au service de l’écriture poétique. Une fois encore, apparaît de manière sous-jacente l’idée selon laquelle la langue baoulé, langue maternelle de Konan Roger Langui, est incapable de porter le projet littéraire du poète. C’est ce qui justifie le recours à la langue française devenant du coup une conciliation de civilisations: l’une orale (baoulé) et l’autre écrite (française).

3.2. Du français comme vecteur d’interculturalité

Konan Roger se situe, d’apparence, dans l’entre-deux. Un entre-deux qui ne rime pas avec mépris. Il se veut un poids de l’histoire que le poète essaie d’atténuer au fil du temps ; mais rien de radical cependant. En face, la réalité affichée come inébranlable. En effet, lorsque l’inexistence d’une langue africaine qui rivaliserait avec les langues européennes dans l’univers de la littérature est établie et acceptée, plus rien n’empêche la consommation sans modération de langues dites autrefois imposées. Au demeurant, ces langues sont considérées comme salvatrices en ce sens qu’elles se posent comme le pont dialoguiste entre les ethnies et les tribus du même continent noir. Cette perception se trouve confortée par le Sénégalais Souleymane Bachir Diagne:

Penser de manière critique, c’est aussi penser depuis une langue totalement autre, celle des « primitifs ». Ou alors, à défaut, examiner sa propre argumentation depuis une certaine distance vis-à-vis de sa propre langue pour voir ce qu’elle doit aux tournures linguistiques par lesquelles on s’exprime. C’est ce qu’une langue autre dans laquelle on se traduit permet de faire plus aisément (Diagne, 2017, p.76).

Ce qui paraît évident à travers ces lignes, c’est bien la pluralité ethnique et son corollaire de barrières linguistiques. Sur cette base, la traduction s’avère une panacée, une solution à la carapace rigide de l’incommunicabilité. La traduction crée, pour ainsi dire, un univers enrichi de possibilités d’échanges; un vecteur de communicabilité. Cela fonde l’espoir en ces langues étrangères que les peuples d’Afrique et les écrivains ont souvent en partage avec le reste du monde. L’assertion de l’ethnologue et historien malien Amadou Hampâté Bâ vient consolider cette perception:

Certes, la langue coloniale n’encourage pas et ne développe pas les originalités claniques. Par contre, elle a pu créer une unité linguistique difficilement réalisable par d’autres moyens, de telle sorte que mon ami Félix Houphouët-Boigny et moi-même pouvons communiquer par le truchement de la langue française … Si cette langue n’était pas là, nous serions aussi étrangers l’un à l’autre qu’un Russe peut l’être d’un Sénégalais! (Bâ, 1972, p.30).

Dans ces conditions, le faisceau de satisfaction pouvant exister réside dans l’écho que ces langues littéraires donnent des langues locales sous l’impulsion des écrivains. En effet, écrivant en français, en anglais, en espagnol ou en bien d’autres langues reconnues, les écrivains africains glissent, selon leur inspiration, des mots ou expressions de leur langue maternelle. Le processus est simple. Le mot ou l’expression en langue locale est choisi (e). Pour obtenir le même son, le prima est accordé à la prononciation d’origine. Et l’écriture ou la graphie du mot ou de l’expression se fait au moyen de la langue reconnue du monde littéraire. Du coup, le mot composé n’a aucun référent dans la langue d’écriture de l’œuvre. Nous en proposons ici quelques illustrations: « Didiga: « Le Didiga est art littéraire musical pratiqué par la confrérie des chasseurs, en pays bété (Côte d’Ivoire). Il se définit comme « un art de l’impensable. » ». (Didiga: « Le Didiga est art littéraire musical pratiqué par la confrérie des chasseurs, en pays bété (Côte d’Ivoire). Il se définit comme « un art de l’impensable » (Zadi, 2008, p. 60). Une stratégie scripturale qui concourt à contourner la question cruciale de l’inactivité littéraire des langues africaines. De cette manière, les langues européennes se font l’écho des langues maternelles selon le principe de la forêt qui a tendance à répéter tout bruit produit en son sein. Du coup, la langue d’écriture, langue littéraire du même coup, devient, dans une large mesure, pour les écrivains, une aide à la promotion de leur propre langue. Et de toute évidence, cela consacre la prédominance des langues européennes, notamment la langue française dans la littérarisation des cultures africaines comme celle du peuple Baoulé. L’œuvre poétique Wandi Bla! de Konan Roger Langui en témoigne:

Bé sié sié bé su tié
Bé su tia sa ti bé wuan sè ?
Tia tia blè blè blè
Aaaaah n’dja !
(Langui, 2014, p. 13)

Comme nous l’annoncions plus haut, ces expressions sont méconnues dans la langue d’écriture de l’œuvre – le français – et, par conséquent, elles ne renvoient, en réalité à aucune signification concrète. Leur lecture n’est possible que parce qu’elles sont gravées dans les lettres alphabétiques françaises. Pour combler ce vide sémantique, l’écrivain est tenu de les traduire afin de les rendre accessible. Ainsi l’extrait précédent renvoie respectivement à ce qui suit:

Bé sié sié bé su tié:

« Qu’on tende l’oreille pour écouter » ou « que celui qui a des oreilles, entende ».
Bé su tia sa ti bé wuan sè?:
« Quand on est sourd doit-on encore mépriser la vue? »
Tia tia blè blè blè:
« Adopte une démarche silencieuse » (comme un prédateur).
Aaaaah n’dja!:
Interjection exprimant le refus de doute. C’est aussi la certitude, le dédain, un ras-le-bol qu’on éprouve face à une situation donnée.
(Ibid., p. 13)

Cette auto-traduction rime avec la fonction métalinguistique du langage poétique. Langui Konan Roger établit ainsi un dialogue entre la langue baoulé et la langue française. Ce dialogue à l’avantage d’enseigner le lecteur ou la lectrice. Sous sa plume, le français se fait le prolongement d’une langue dont il a désormais une conscience sémantique des mots et des expressions. La langue française intègre ainsi un pan de la culture baoulé par le truchement des lettres de l’alphabet français.

Conclusion

Au terme de notre réflexion, il semble nécessaire de retenir que les lettrés africains, parlant de l’élite scolarisée, ont peiné à doter les États du continent de langues capables de porter les littératures africaines sur l’échiquier littéraire mondial. En d’autres termes, ils n’ont pas réussi à prendre à bras le corps, la question de la codification des langues locales africaines. Comme conséquence de cet échec, la richesse de la littéraire ne se lit que par et sous le prisme des langues héritées de la colonisation; c’est-à-dire le portugais, l’espagnol, l’anglais, le français, entre autres.

Dans ce cas spécifique de la Côte d’Ivoire, le français, en tant que langue officielle, est la langue de l’enseignement, et, par-là même, celle de la littérature. Elle devient, par conséquent, incontournable dans le processus de littérarisation des cultures ivoiriennes. Partie intégrante de cette culture ivoirienne, la culture du peuple Baoulé ne fait pas exception à la règle. Nous en voulons pour preuve, l’écriture poétique de Konan Roger Langui. Bien qu’inspirée de la tradition orale du peuple Baoulé, elle se veut une consécration du poids linguistique du français dans la mise en lumière de la richesse littéraire du peuple Baoulé, une ethnie ivoirienne. En effet, l’Attoungblan qu’il sort des entrailles de la tradition témoigne d’une littérature baoulé antérieure à la colonisation mais méconnue faute de langue littéraire. Ainsi, si poésie languienne se veut promotion de la culture de son peuple, force est de constater que la langue française en constitue le véhicule. Au regard de tout ce qui précède, nul doute que le rayonnement littéraire des littératures de l’Afrique francophone est intimement lié à la langue française.

Bibliographie

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Langui, K. R., 2010. Manka talèbo ou Chant rituel pour l’Afrique. Paris: Publibook.

Langui, K. R., 2014. Wandi Bla!. Abidjan: Les Éditions Didiga.

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Zadi, B. Z., 2008. Les quatrains du dégoût. Abidjan: NEI.


1 Langui K. R., 2014. Wandi Bla!. Abidjan: Les Editions Didiga.

2 Langui K. R., 2010. Manka talèbo ou Chant rituel pour l’Afrique. Paris: Publobook.