Literatūra ISSN 0258-0802 eISSN 1648-1143

2023, vol. 65(4), pp. 30–39 DOI: https://doi.org/10.15388/Litera.2023.65.4.3

L’écrivain africain entre deux langues: dilemmes et décisions

Ewa Kalinowska
Institut de Linguistique appliquée
Université de Varsovie
e.kalinowska@uw.edu.pl
https://orcid.org/0000-0002-8251-2696

Résumé. Le choix de la langue de création littéraire n’est point simple, particulièrement pour les écrivains africains. Ayant grandi dans l’environnement multilinguistique, mis au contact de langues européennes, ils s’expriment plus que souvent dans la langue d’anciens colonisateurs. Ceci n’est pourtant ni évident, ni ne doit rester un choix définitif pour l’ensemble de l’œuvre d’auteur(e)s originaires de divers pays d’Afrique. Nous allons présenter différentes motivations, attitudes et décisions de plusieurs écrivain(e)s ; des plus radicaux, rejetant la langue européenne à d’autres qui y tiennent – soit exclusivement, soit en l’accompagnant de langues africaines.
Mots-clés: littérature africaine, langue d’expression artistique, langues africaines, langues européennes.

The African writer between two languages: reflections of a toubab

Abstract. The choice of language for literary creation is not a simple one, especially for African writers. Having grown up in a naturally multilingual environment and exposed to European languages, they often express themselves in the language of former colonizers. However, this is neither obvious nor should it remain a definitive choice for authors from various African countries. We will present different motivations, attitudes, and decisions of several writers; from the most radical, rejecting the European language, to others who hold onto it – either exclusively or accompanied by African languages.
Keywords: African literature, language of artistic expression, African languages, European languages.

Afrikos rašytojas tarp dviejų kalbų: dilemos ir sprendimai

Santrauka. Afrikos rašytojams literatūros rašymo kalbos pasirinkimas nėra itin paprastas. Išaugę daugiakalbėje aplinkoje, su Europos kalbomis kontaktavę kūrėjai labai dažnai pasirenka buvusių kolonizatorių kalbą. Vis dėlto iš įvairių Afrikos valstybių kilusiems rašytojams toks kalbos pasirinkimas nėra nei akivaizdus, nei galutinis. Savo straipsnyje mes pristatysime daugelio Afrikos rašytojų skirtingas motyvacijas, laikysenas ir sprendimus: nuo radikaliausių, atmetančių Europos kalbas, iki kitų, kurie lieka prie jų išskirtinai prisirišę arba derina Europos ir Afrikos kalbas.
Reikšminiai žodžiai: Afrikos literatūra, meninės kūrybos kalba, Afrikos kalbos, Europos kalbos.

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Received: 15/07/2023. Accepted: 09/10/2023
Copyright © Ewa Kalinowska. 2023. Published by Vilnius University Press
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Données préliminaires

La question linguistique fait objet de discussions et controverses se référant à divers types de textes d’auteurs africains - qu’il s’agisse de leurs œuvres littéraires, d’essais, d’articles ou d’autres ouvrages. Notre objectif sera de donner une vision d’ensemble des aspects qui concernent le choix de langues d’écriture des auteurs africains. La problématique concerne plusieurs attitudes – des plus simples jusqu’aux complexes; les débats durent depuis longtemps sans que s’ensuive un résultat effectif. Il ne faudrait ainsi guère s’attendre à des issues univoques, la conclusion ne sera pas définitive, mais il sera possible d’entrevoir un panorama de différents choix, motivations et attitudes.

Cet état des choses dure depuis que se faisait progressivement connaître le phénomène des littératures africaines créées en langues européennes, donc celles de la colonisation. Il s’agit principalement de l’anglais, du français et du portugais vu la durée de la domination coloniale du Royaume Uni, de la France et du Portugal dans les parties respectives du continent africain. La littérature en espagnol et en allemand existe de manière beaucoup plus modeste, ou bien elle émane surtout des diasporas africaines en Europe. Depuis les années 1990 se manifeste aussi un nombre croissant d’écrivains africains, débarqués en Italie, qui ont maîtrisé la langue suffisamment pour publier en italien (Le Gouez, 2004).

Les discussions se poursuivent depuis plus d’un siècle ; la question inlassablement posée et débattue concerne le choix de la langue de création – pourquoi écrire en une langue associée à l’oppression? La domination coloniale était quasi universelle - politique, économique et culturelle ; elle n’a pas disparu lors des indépendances africaines et se prolonge jusqu’à nos jours sous forme d’un néocolonialisme plus ou moins visible. Les systèmes éducatifs des pays africains continuent plus que fréquemment ceux d’anciens pays colonisateurs. Il semble que le choix de la langue de création artistique s’impose naturellement.

En même temps, il est nécessaire de citer des arguments qui mettent en relief non pas le passé colonial, mais des arguments positifs de la présence de langues européennes en Afrique, faute de quoi il aurait été difficile d’expliquer des centaines, sinon plus, d’œuvres littéraires émanant d’écrivains qui ne méritent point d’être accusés de soumission. Le français, l’anglais et le portugais assurent une communication efficace vu le multilinguisme de l’Afrique. Ce sont les langues qui permettent l’accès à la culture mondiale, au marché d’édition et à un nombreux lectorat ; elles sont assimilées grâce au système éducatif mis en place lors de la colonisation.

Il ne s’agit pas non plus de négliger les langues nationales – africaines, mais il est nécessaire de se rendre compte de difficultés multiples et de défis permanents liés à la mise en place d’un système éducatif fonctionnel dans les pays où le nombre de langues dépasse plusieurs dizaines, voire centaines, comme c’est le cas du Cameroun ou de la République démocratique du Congo.

Choisir ou ne pas choisir sa langue natale

Le « Sage de l’Afrique », Amadou Hampâté Bâ, considérait l’écriture en langues africaines comme naturelle et juste vuqu’elles seules peuvent exprimer pleinement les réalités africaines ainsi que l’esprit de l’Afrique (Hampaté Bâ, 1972, p. 33). Cette opinion ne suscite aucun doute, semble logique et raisonnable. Des jugements semblables émanent de nombreux écrivains, chercheurs et autres personnalités – africaines ou non : en décidant de créer en sa langue d’origine, l’écrivain africain confirme son identité (Derive, 2006, pp. 28-33) et tend à prouver que celle-ci peut exprimer tous les dilemmes, sentiments et drames humains (Deparis, 2015). Elle peut exprimer ce qui est impossible à faire passer par l’intermédiaire de langues européennes ainsi qu’elle apparaît comme un moyen d’expression égal aux langues européennes.

Alain Ricard souligne encore que la création en langues africaines a une dimension idéologiquie, car l’auteur qui écrit en haoussa, swahili, yorouba ou encore en peul prouve que ces langues sont égales aux langues européennes et capables de faire passer des opinions et sentiments divers (Ricard, 2006, pp. 61-74). Les langues d’Afrique, faisant partie intégrante de la culture du continent noir, esclavagisé, colonisé, exploité et considéré depuis toujours comme inférieur, prouvent leur efficacité en véhiculant la création artistique, s’en trouvent valorisées et perdent leur statut subalterne. Cette idée n’est pourtant pas facile à réaliser – pour des raisons multiples, en commençant par des systèmes d’écriture et de transcription des langues africaines qui n’étaient pas toujours déterminés (Ouane, Glanz, 2010). Il était également légitime de poser des questions concernant le lectorat potentiel – vu le niveau élevé d’illetrisme en Afrique. Il est vrai que ce niveau change et le nombre d’Africains capables de lire et écrire augmente ; force est d’admettre que cette augmentation avance assez lentement. Divers projets permettent de proposer aux lecteurs actuels et ceux à venir des lectures en langues africaines, que soit cité ELLAF – L’Encyclopédie des littératures en langues africaines (ELLAF, 2019).

En dépit de toutes les difficultés accompagnant l’écriture en langues africaines, il y a eu des partisans radicaux de la littérature africaine créée en langues africaines. Il importe de citer à ce propos les idées radicales, exprimées par Ngugi wa Thiong’o, écrivain kenyan, qui souligne, à l’instar de Franz Fanon, le lien nécessaire entre la vraie création artistique et le peuple. Il insiste sur le terme « peuple » en précisant qu’il s’agit surtout des paysans et, en une moindre mesure, des ouvriers, de leurs traditions orales, coutumes et du sens de la vie sociale; il nuance ainsi les opinions de Fanon qui liait la création principalement à l’actualité.

Selon le Kenyan, la création littéraire devrait se faire nécessairement et exclusivement en langues africaines, ceci est la condition indispensable de son authenticité (Ngugi wa Thiong’o, 2011, pp. 19-64, pp.137-162), et sans laquelle il ne saurait être question du vrai engagement: Ngugi donne lui-même l’exemple, en ne créant, depuis 1986, qu’en sa langue natale, le kikuyu (accessoirement, en swahili). Il dédie ainsi son ouvrage, Décoloniser l’esprit: « À tous ceux qui écrivent en langue africaine. À tous ceux qui se battent depuis longtemps pour la reconnaissance de la littérature, de la culture, de la philosophie et des autres trésors dont les langues africaines sont riches » (ibid., p. 13).

Il présente le monde de son enfance comme un paradis dont la seule langue, c’était le kikuyu; ce paradis a disparu avec l’école coloniale et anglophone. Ngugi est intransigeant et va jusqu’à contester le droit d’appeler africaine la littérature créée en langues européennes, il lui concède à la rigueur l’appellation d’afro-européenne et stigmatise les auteurs africains s’exprimant en langues européennes, en pointant Léopold Sédar Senghor et Chinua Achebe, ses cibles préférées.

La réaction de Achebe à ces opinions dures est à lire dans son recueil d’essais The Education of a british-protected child1. Le Nigérian affirme la possibilité honnête d’utiliser deux langues, tout aussi bien natale qu’européenne, et déplore le parti pris inébranlable et falsificateur du Kenyan:

Ngũgĩ prouve avec passion et férocité que parler de la littérature africaine créée en langues européennes est non seulement absurde, mais fait aussi partie du plan de l’impérialisme occidental pour maintenir l’Afrique dans un carcan perpétuel. […]

Il juge encore plus sévèrement les écrivains africains qui restent des sbires de l’impérialisme, en particulier Senghor et Achebe, et surtout Achebe […] Même si Ngũgĩ pense pour le moment qu’il s’agit de « l’un ou l’autre », j’ai toujours pensé que les deux devraient être utilisées (Achebe, 2012, pp. 108-109).

Achebe pousse encore plus loin son jugement lié à l’emploi de l’anglais: vu le multilinguisme de son Nigéria natal (et de toute l’Afrique) et la présence de plusieurs ethnies sur son territoire, il n’existe pas d’autre moyen de communication que l’anglais, commun à tous les Nigérians (ibid., pp. 112-113).

L’esprit, non pas la langue

Des intellectuels et écrivains africains adoptaient ainsi fréquemment une attitude de conciliation en affirmant qu’il n’est pas indispensable de se limiter à la seule langue natale. Il existe plus d’une stratégie de création qui peuvent être mises en œuvre par les auteurs d’Afrique.

Force est d’affirmer que le choix d’une langue n’est pas en lui-même suffisant, ce qui l’emporte par-dessus tout, ce sont la culture, les valeurs et l’idéologie exprimées – ce qui est possible à réaliser par l’intermédiaire de différentes langues, tout aussi bien africaines qu’européennes. Fait partie de ceux-là Henri Lopès, écrivain et homme politique congolais: « Peu importe qu’un écrivain congolais rêve en lingala, en kikongo, en français ou en anglais, pourvu qu’il sache émouvoir » (Lopes, 2003, p. 93).

Ce qui apparaît donc comme fondamental, ce n’est pas l’emploi d’une langue concrète, mais plutôt un état d’esprit et une manière de penser, africaines, assurant un sentiment d’identité et d’appartenance à la culture natale. S’exprimant ainsi, certains chercheurs soulignaient que l’opinion inébranlable de Ngũgĩ ne donnait point de réponse décisive aux dilemmes d’écrivains africains. Ce n’est pas l’emploi de la langue particulière qui prévaut, mais l’expression de la culture, l’idéologie qui transcend dan telle ou autre œuvre; bref, Ngugi n’a pas nécessairement raison en affirmant qu’il suffit d’écrire en kikuyu pour s’opposer à l’influence d’anciens colonisateurs (Ricard, 2006, pp. 96-97).

D’autres chercheurs vont plus loin, car au fil d’un examen de textes et énoncés, ils émettent des doutes quant à l’honnêteté intellectuelle de Ngugi; la bibliographie de ce dernier cite quelques publications en anglais (postérieures à 1986, l’année de la publication de son manifeste, Decolonizing the Mind: The Politics of Language in African Literature, lui-même rédigé en anglais); le Kenyan a accepté des postes de professeur temporaire d’anglais à l’Université Yale (1989 – 1992) et de professeur titulaire de littérature comparée à l’Université de New York (1992 – 2002) ainsi que le poste de Distinguished Professor au département de littérature comparée et d’anglais de l’Université de Californie à Irvine2, aux États-Unis (Kodjo, 2012, pp. 100-111).

Ne pas choisir ou choisir les deux

Il semble que l’attitude de Achebe, convaincu non seulement de la possibilité, mais de l’utilité d’employer deux langues - tout aussi bien africaine qu’européenne, trouve le plus de partisans. Maints auteurs africains valorisent de différentes manières leurs langues originelles, tout en continuant d’écrire en français ou anglais.

Au sein de la littérature africaine d’expression française, Boubacar Boris Diop publie, depuis quelque temps en wolof3, sans abandonner le français (Mongo-Mboussa, Tervonen, 2004, p. 35). En dehors de son œuvre personnelle, il était rédacteur d’un magazine en ligne, publié en wolof (www.ludefuwaxu.com). De surcroit, il dirige le projet d’édition Céytu, conçu et mis en pratique par les maisons d’édition Zulma (Paris) et Mémoires d’encrier (Montréal), dont l’objectif est de traduire en wolof de grands textes littéraires de la langue française – Aimé Césaire, Mariama Bâ, Jean-Marie Gustave Le Clézio et autres4. Il faut toutefois souligner que l’écrivain sénégalais ne prétend pas avoir trouvé une solution idéale; tout au contraire, selon lui, les auteurs africains n’auront jamais résolu les dilemmes linguistiques et moraux: « Personne n’est aussi souvent rongé par le doute et le découragement que l’auteur africain. S’adressant dans une langue étrangère à un public de toute façon trop occupé à survivre pour avoir envie de lire ses livres, il est presque toujours persuadé d’avoir à hurler sa révolte dans le désert » (Diop, 2007, p. 28). Il reste néanmoins convaincu de la valeur de langues africaines ainsi que d’avantages que présente la création en plus d’une langue; il n’hésite pas à employer les termes de richesse et de force (Ba, 2016).

Quelques auteurs africians cultivaient parallèlement le français et leurs langues maternelles respectives assez tôt, car depuis la première moitié du XXe siècle. Le Rwandais Alexis Kagame était poète, essayiste, philosophe, linguiste, enseignant et prêtre; il écrivait en deux langues5 – kinyarwanda et français (Ricard, 2006, pp. 35-36). Joseph Rabearivelo (1901-1937), de Madagascar, était fasciné par la littérature française, tout en participant au mouvement culturel qui cherchait à restaurer la littérature nationale de Madagascar (Mitady ny very – „rechercher des valeurs perdues”). Il écrivait en français et en malgache, traduisait des œuvres traditionnelles malgaches en français.

Un autre auteur malgache, contemporain et toujours actif, Raharimanana, publie depuis 1996 nouvelles, récits, romans, prose poétique, théâtre. Il a fait aussi paraître un recueil de poésie en malgache – Tsiaron’ny nofo, tononkalo (Mémoires du passé. Poème, 2008). Il avoue que l’écriture en français lui permet de garder une distance par rapport à la matière souvent violente et cruelle de ses œuvres, mais finalement on écrit toujours « au-delà de la langue ».

Que soit cité encore un témoignage « collectif »: en 2010, à l’occasion du cinquantenaire des indépendances africaines est paru l’ouvrage Indépendances cha-cha dans lequel trente-un écrivains et intellectuels6 de quatorze pays d’Afrique ont répondu aux mêmes questions, dont une concernait le choix de la langue d’expression. Aucune d’entre les personnalités interrogées ne contestait l’utilité de l’emploi du français, ni ne regrettait de l’avoir adopté comme la principale langue d’écriture; tout au contraire, tous reconnaissaient les liens intimes avec le français et l’appropriation profonde de cette langue. Sans nier l’utilité et l’importance de créer en langues natales, les écrivains considèrent que l’emploi du français relève de l’histoire politique et sociale; la langue elle-même n’est en rien coupable de la colonisation et devrait être perçue comme élément du patrimoine universel (Astier, 2010, pp. 13-206).

La même attitude est représentée par d’autres écrivains africains qui créent en d’autres langues européennes. Selon Donato Ndongo Bidyogo, romancier et intellectuel équatoguinéen hispanophone, les langues européennes sont des outils et servent à transmettre efficacement tout ce que les écrivains d’Afrique veulent raconter pour contribuer au patrimoine littéraire général (Ndongo Bidyogo, 2013).

Bento Sitoe, écrivain lusophone de Mozambique, s’exprime de manière plus imagée et dit que « pour bien marcher et courir, l’homme a besoin de deux jambes, aussi l’écrivain africain ne perd-il rien à écrire en deux langues, y compris en langue européenne, tout au contraire, il se fait mieux entendre »7. Bento Sitoe est auteur, entre autres, du roman Zabela, édité en version bilingue changana-portugais. De tels projets sont aussi réalisés par des écrivains africains d’expression française: à titre d’exemple, le recueil poétique Cri inachevé du Nigérien Adamou Idé8, paru en français et en zarma (Idé, 2014, pp. 158-159).

Sont ainsi connues des éditions bilingues de la même œuvre – une langue européenne et une des langues africaines. Elles constituent un exemple de coopération particulière et fructueuse de deux langues en permettant de valoriser des langues africaines sans abandonner celles d’Europe (Cheymol, 2009, pp. 83-87). 

En Afrique anglophone, la création de l’Ougandais, Okot p’Bitek (1931-1982, Uganda) sert d’exemple; ses romans, poésies et essais sont rédigés en luo ou en anglais, soit encore sont traduits de l’anglais en luo. Ont été publiés, à titre d’exemple: Lak Tar Miyo Kinyero Wi Lobo (1953), un roman écrit en luo et traduit en anglais – White Teeth; Wer pa Lawino (1966), un poème en luo traduit plus tard en anglais – Song of Lawino: A Lament.

D’autres manières de valoriser les langues africaines existent également et se fraient le chemin, dont le prix Kadima, créé par l’Organisation Internationale de la Francophonie en 1989, pour valoriser les langues africaines et créoles en récompensant la création littéraire et les traductions dans ces langues9.

Le Prix Yambo Ouologuem, créé en 2008, valorise la création d’auteurs africains ainsi que le marché d’édition; il récompense une œuvre littéraire écrite en français par un auteur africain. La condition supplémentaire, mais indispensable, est que l’œuvre en question soit publiée chez un éditeur sis en Afrique10.

Ainsi, la création en langues européennes ne s’oppose-t-elle en rien au caractère authentique des œuvres d’écrivains noirs, au contraire – ce phénomène contribue à l’originalité des cultures négro-africaines et constitue un moyen d’expression incontournable:

Les nombreux écrits de qualité produits par tant d’écrivains africains soucieux d’un devenir meilleur de leur continent noir […], qu’ils proviennent de grands noms comme Achebe, Soyinka, Senghor, Mariama Bâ, Camara Laye, Alain Mabanckou, Kossi Efoui, Adichie Chimamanda, Assia Djebar parmi d’autres, ou de moins connus comme Sami Tchak, Emmanuel Dongala, Léonora Miano, ont vu le jour majoritairement en français ou en anglais. Nous ne pouvons dénier à ces auteurs africains leur légitime appartenance morale au continent noir et leurs diverses expériences africaines, sèves moulantes de leurs écrits hautement esthétiques. Sous cet angle, le nouvel engagé africain n’est plus forcément celui qui sait s’opposer à la langue occidentale, mais celui qui sait défendre ses acquis linguistiques dans une dimension linguistique psychologique ‘sans-autrui’ (Kodjo, 2012, p. 111).

Africaniser les langues européennes

Il existe encore une autre possibilité de mettre en contact le plus proche possible deux mondes culturels et linguistiques: l’adaptation de langues européennes aux besoins d’expression africains. Cette manière de procéder n’a point été envisagée par les premières générations d’auteurs africains ayant décidé de créer en français, portugais ou anglais. Pendant assez longtemps, les spécificités linguistiques n’étaient pas prises en compte et la langue ainsi que le style des œuvres africaines ne présentaient pas beaucoup de différences en comparaison avec les textes d’auteurs « purement » européens (ou occidentaux). La langue était châtiée, à la limite artificielle; le meilleur exemple est fourni par L’enfant noir de Camara Laye (1953) dont le protagoniste, un petit paysan guinéen parle en utilisant un vocabulaire recherché et le subjonctif imparfait.

Vers la fin des années 1960, la donne a changé. Les auteurs africains ont décidé de laisser s’exprimer une langue authentique, présentant des particularités à tous les niveaux – phonétique, lexical, syntaxique. Est préconisé ainsi l’emploi du français marronné, métissé, africanisé; ce qui est explicité par Abdou Salam Baco, auteur mahorais:

J’ai décidé de m’approprier cette langue véhiculaire qu’est le français pour jeter à la face du monde deux ou trois vérités essentielles. La meilleure manière pour moi d’y arriver, [...] c’est de tordre le cou à cette langue française, l’enrichir avec des codes qui sont propres à ma culture; en un mot, réinventer cette langue française selon mes propres besoins (Djailani, 2011, p. 214).

Dans le monde africain d’expression française, c’est la création d’Amadou Kourouma qui est citée comme l’exemple inégalé d’adaptation du français aux besoins africains : avec le premier roman – Les soleils des indépendances (1968) et jusqu’au dernier (resté inachevé) – Quand on refuse on dit non (2004), l’écrivain ivoirien soumettait à ses lecteurs un français « malinkisé », reproduisant la construction des phrases ou les expressions idiomatiques, soit en plaçant dans le texte en français des gros mots de sa langue maternelle. Tous ces moyens venaient de manière entièrement naturelle, sans un système de transcription préconçu, Kourouma ne cherchait nullement « à endiguer le flot de jeux de mots africains, mais à le canaliser » (Ricard, 1995, p. 246).

Je me heurte à des difficultés. La langue française m’apparaît linéaire. Je m’y sens à l’étroit. Il me manque le lexique, la grammaticalisation, les nuances et même les procédés littéraires pour lesquels la fiction avait été préparée. La langue française est planifiée, agencée […]

Je dois repenser, reprendre et reconcevoir la fiction dans le français dans lequel elle doit être produite, soit « africaniser » le français pour que l’œuvre conserve l’essentiel de ses qualités [...] (Kourouma, 1997, pp. 115-118).

La littérature africaine d’expression anglaise donne un exemple splendide de la langue quotidienne, « pourrie » selon l’expression employée par l’auteur lui-même – il s’agit de Sozaboy: Pétit minitaire11 du Nigérian Ken Saro-Wiwa.

« Conclusions » sommaires

Les conclusions dans le débat concernant le choix de la langue d’expression littéraire par des auteurs africains, sont-elles possibles ? Nous nous permettons d’en douter. Après avoir connu diverses opinions, cherché des exemples concrets d’application de tels ou autres principes, il semble que les réponses finales, définitives, n’existent pas. Il est toutefois possible de formuler quelques suggestions des attitudes à adopter face aux œuvres africaines:

il est nécessaire d’admettre la diversité des choix personnels d’écrivains du Sud, sans les valoriser;

aucun choix linguistique ne devrait être considéré ni comme automatique, ni définitif – qu’il s’agisse d’une langue africaine ou européenne;

il serait utile d’apprécier le choix du français (de l’anglais, etc.) comme langue de création littéraire par des écrivains du Sud : grâce à quoi les lecteurs occidentaux ont la possibilité inestimable de connaître de nouvelles œuvres et de nouveaux auteurs ainsi que des contextes culturels et sociaux inédits;

il est avisé d’accepter le français (l’anglais, etc.) africanisé comme enrichissement et rafraîchissement de la langue européenne, l’apprécier et l’étudier.

En 1986, Albert S. Gerard, professeur de l’Université de Stanford et de l’Université de Californie à San Diego, terminait le monumental ouvrage rédigé sous sa direction et consacré aux littératures africaines créées en langues européennes en indiquant la connaissance de ces littératures comme utile, enrichissante et quasi obligatoire pour continuer les recherches littéraires (Gerard, 1986, p. 1272). Plus de trois décennies après, la connaissance de la littérature africaine dans les langues européennes, pointée comme nécessaire par le professeur Gerard, est-elle devenue réelle? Elle s’est développée sans aucun doute, mais il reste encore bien de ses composantes à approfondir. Y compris la problématique de la langue de création choisie par les auteures et auteurs d’Afrique.

Bibliographie

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1 Nous avons utilisé la traduction polonaise: Edukacja dziecka pod brytyjskim nadzorem. 2012. Poznań: Zysk i S-ka.

2 Toutes les informations concernant Ngũgĩ wa Thiong’o se trouvent sur son site: https://ngugiwathiongo.com/ (consulté entre le septembre 2022 et l’avril 2023).

3 L’écrivain sénégalais a publié 3 romans en wolof : Doomi Golo (Les Petits de la guenon, 2003), Bàmmeelu Kocc Barma (Le voyage de Kocc Barma, 2019) et Malaanum Lëndëm (Le pouvoir des femmes, 2021). Cf. « Écrire entre deux langues. De Doomi Golo aux Petits de la Guenon », Repères DoRiF no 2 – Voix/voies excentriques la langue française face à l’altérité, volet no 1 – novembre 2012, DoRiF Università, Roma novembre 2012.

4 Le site du projet : www.ceytu.fr/ (consulté entre le 27 mars et le 30 octobre 2016).

5 Des recueils poétiques choisis de Kagame: Icara nkumare irungu (Assieds-toi que je te désennuie, 1947), Isoko y’amajyambere I (La source du progrès, 1949), Indyohesha-Birayi (Le relève-goût des pommes de terre, 1949).

6 S’y sont trouvées les personnalités parmi les plus importantes, comme Olympe Bhêly-Quenum, Patrice Nganang, Tanella Boni, Michèle Rakotoson, Kangni Alem, Théo Ananissoh et autres.

7 Transmis directement lors de la rencontre avec l’écrivain, le 17 mai 2014, à Varsovie.

8 Idé, A., 1984. Cri inachevé. Niamey: INN – Imprimerie Nationale du Niger.

9 Le site du prix: www.francophonie.org/Prix-Kadima-des-langues-africaines.html (consulté entre le septembre 2014 et le juillet 2016).

10 Cf. des articles sur : www.editafrica.com/latest-news/3040/ et sur: www.afribone.net.ml/article.php3?id_article=9779 (consultés le 14.08.2016).

11 Saro-Wiwa, K., 1986. Sozaboy: A Novel in Rotten English. Port Harcourt: Saros. La traduction française

par Millogo, S. et Bissiri, A., 2003. Sozaboy: Pétit minitaire. Arles: Actes Sud.